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février 2020

DE L’INDUSTRIE À LA SANTÉ

Secteur extrêmement porteur, présent sur les territoires, non délocalisable et innovant, la santé attire de plus en plus d’ingénieurs.

Avec Thierry Chiche, dirigeant d’ELSAN, groupe co-leader de l’hospitalisation privée en France, nous avons rencontré un patron au style direct, simple et assertif.


THIERRY CHICHE

Pouvez-vous nous parler d’ELSAN, le groupe que vous dirigez?

ELSAN fête ses vingt ans en 2020, un très bel âge, mais sa marque reste encore peu connue du grand public, car elle a seulement quatre ans. Aujourd’hui ELSAN est co-leader de l’hospitalisation privée en France, numéro 5 en Europe, accueille 2 millions de patients chaque année avec 25 000 collaborateurs et 6 500 médecins libéraux, exerçant dans 120 établissements en France et 2 au Maroc, la plupart spécialisés en médecine, chirurgie et obstétrique.

Le secteur de la santé repose sur deux jambes, les secteurs public et privé. Le secteur privé est incontournable, car il représente plus de 50 % des actes de chirurgie et un tiers des séjours hospitaliers.

ELSAN est un acteur indépendant qui pèse 20 % du marché de l’hospitalisation privée et le seul acteur présent sur l’ensemble du territoire. Hors région parisienne, 3 Français sur 5 habitent à moins de 40 kilomètres d’un établissement ELSAN.

Notre conviction est que la santé doit réunir deux composantes majeures difficiles à conjuguer : l’excellence et la proximité. L’excellence, car chacun ne peut qu’attendre la meilleure qualité de soins pour lui-même et pour ses proches, mais aussi la proximité pour que cette excellence soit accessible dans les faits à tous.

Aujourd’hui, 95 % des activités de soins sont effectuées en proximité, car pour les Français, il est essentiel de pouvoir être soigné près de chez soi, accompagné et soutenu par ses proches. Ceci ne s’applique pas à des actes médicaux rares et particulièrement complexes qui, eux, sont concentrés sur quelques hôpitaux en France. Cette ambition d’allier excellence médicale, qualité de prise en charge, innovation et ancrage territorial  est au cœur de la stratégie d’ELSAN et nous différencie des autres acteurs du secteur.

 

Pourquoi le secteur de la santé privée se concentre-t-il?

La concentration du secteur de la santé privée est une tendance de fond. Au départ, après-guerre, des médecins-entrepreneurs ont créé les premières structures privées. Ils ont commencé ensuite à se regrouper, toujours entre médecins, jusqu’aux années quatre-vingt. La concentration a ensuite véritablement démarré sous l’impulsion de Guy Dejouanny, alors Président de la Compagnie Générale des Eaux. Sa volonté a été d’apporter un portefeuille de services aux collectivités locales en complément des services historiquement délégués comme la distribution de l’eau, le traitement des déchets ou la restauration collective. Il a alors missionné Daniel Caille, ingénieur des Ponts, pour constituer un pôle santé, la Générale de Santé, au sein de la Générale des Eaux, en rachetant des établissements.

Mais aujourd’hui cette tendance répond surtout aux nombreux défis de transformation que doivent relever les établissements de santé, avec des investissements de plus en plus lourds, très difficiles à amortir sur un seul établissement, l’empilement et la complexification des réglementations, et maintenant les ressources significatives et indispensables à consacrer au digital.

C’est pourquoi les établissements de santé se regroupent. ELSAN a changé d’échelle. En deux ans, il a réuni quatre groupes régionaux d’établissements. La consolidation va se poursuivre, car 50 % du secteur reste composé de petites structures. ELSAN est un groupe en forte croissance, son CA est passé de 500 millions à plus de 2 milliards d’euros en 4 ans. Nous sommes convaincus de pouvoir encore beaucoup contribuer au système de santé et à la collectivité, en professionnalisant la gestion des hôpitaux par l’apport d’outils et de process modernes. Par exemple, nous sommes les premiers en France dans le secteur à déployer SAP dans nos établissements.

Cette consolidation reste principalement aujourd’hui à l’échelle nationale, car les réglementations sont différentes entre les pays, ce qui ne facilite pas les synergies. Les réglementations nationales sont très détaillées, par exemple en définissant les ratios d’infirmières par nombre de lits ou d’accouchements, et même les modes opératoires des soignants ! En outre, ces réglementations sont en évolution permanente. Les savoir-faire ne se transposent pas si aisément d’un pays à l’autre, du moins pour le moment. La réglementation du secteur est presque aussi complexe que pour l’aéronautique, mais comme les avions traversent les frontières, la réglementation du secteur aéronautique est largement harmonisée à l’international.

ELSAN commence cependant à se développer sur un second pays, le Maroc, avec deux établissements aujourd’hui et un troisième en construction. Nous souhaitons acquérir, au travers de cette expérience, 

un savoir-faire international qui nous permettra ensuite de nous déployer dans d’autres pays.

À l’inverse de la réglementation, la digitalisation croissante des services de santé constituera un facteur favorable à l’internationalisation.

Quel est l’enjeu du digital pour vous?

Par essence, la santé est un secteur où la personnalisation du soin et du service est déterminante. Chacun recherche, à juste titre, les prescriptions parfaitement adaptées à sa situation personnelle, découlant de sa situation médicale, et du diagnostic le concernant. On ne peut donc pas pratiquer la segmentation comme on le fait classiquement dans l’industrie. Dans la santé chaque patient est un segment en soi et la personnalisation s’impose comme une évidence.

Or cette personnalisation est difficile et coûteuse à mettre en œuvre et le digital peut changer la vie des patients, en jouant le rôle d’un véritable assis- tant personnel en santé. Selon les informations que l’on acceptera de communiquer sur soi-même, le traitement des données, avec une algorithmie et une automatisation adaptée, permettra de prescrire les services les plus pertinents. Comme la plupart des patients possèdent désormais un smartphone doté de nombreuses applications, le digital est en mesure d’offrir une véritable démocratisation des services personnalisés de santé. C’est pourquoi ELSAN est très engagé dans ce domaine. Non seulement le digital constitue une source de progrès majeurs pour le secteur de la santé, mais il est aussi un vecteur pour l’internationalisation de notre activité, car la méthode qui consiste à repartir du patient, plutôt que de la réglementation, est une démarche qui traverse les frontières et constitue un puissant socle de développement.

 

Quels sont les autres facteurs d’évolution des métiers de la santé?

La santé est organisée en grands secteurs, sommairement le secteur des “soins de ville”, l’hospitalisation en établissement, l’hospitalisation à domicile qui offre une alternative à l’hospitalisation en établissement et les établissements de soins de suite. Par ailleurs, il y a le médico-social avec notamment les EHPAD et les résidences médicalisées. Le cœur de l’activité d’ELSAN se situe dans les établissements de santé, en médecine, chirurgie, obstétrique, soins de suite et hospitalisation à domicile. Le champ “des soins de ville” regroupe les activités de consultation médicale, les infirmières à domicile, les kinésithérapeutes, la pharmacie, le diagnostic avec l’imagerie ainsi que la biologie. Ce secteur, en particulier les consultations auprès de médecins généralistes et spécialistes, reste assez peu organisé, avec une disparité de la densité de l’offre médicale et des difficultés bien connues d’accès aux soins dans certaines régions et pour certaines personnes. L’organisation des soins de ville est une vraie question posée au système de santé français, question au cœur de la stratégie de transformation “Ma Santé 2022” portée par le ministère des Solidarités et de la Santé.

Le gouvernement pousse notamment le développement des communautés professionnelles de territoire de santé (CPTS), incitant les acteurs locaux de santé à travailler ensemble, en réseau de proximité.

De notre côté, nous pensons qu’il faut aller plus loin dans l’organisation de soins primaires et pour dépasser cette situation d’offre contrainte, il est nécessaire de libérer du temps médical. Nous disposons pour cela de deux grands leviers, la délégation de tâches administratives et paramédicales qui va libérer du temps de médecin et le développe- ment du digital pour, en quelque sorte, faire davantage participer le patient à son propre diagnostic, économisant là aussi du temps médical.

ELSAN jouera un rôle de leader sur ces deux leviers en mobilisant ses compétences organisationnelles et digitales.

THIERRY CHICHE

Vous avez eu auparavant une carrière managériale complète au sein de Michelin. Comment transposez-vous, ou non, cette expérience chez ELSAN?

Les métiers de la santé sont avant tout des métiers de vocation. C’est une caractéristique première des soignants et des médecins. Ils ont à la fois une forte expertise et une vocation à servir les personnes. Le contrepoint c’est que le système s’est beaucoup appuyé sur cette vocation, ce dévouement exceptionnel pour faire l’économie d’un management plus structuré et plus humain, qui consiste à prendre soin des soignants.

L’enjeu des prochaines années est de mieux prendre soin des soignants. Pour eux-mêmes naturellement, mais aussi pour les patients, car ces derniers sont très sensibles à l’empathie de ceux qui les soignent, empathie qui dépend nécessairement de leur satis- faction au travail.

Nous pensons chez ELSAN que cela passe d’abord par le management, et notamment par le management de proximité. Historiquement le manage- ment dans le secteur hospitalier est un management de compétence : on ne pourrait par exemple pas diriger des infirmières si l’on n’est pas soi-même infirmière ou médecin. Cela reste indispensable. Mais en plus du manage- ment par l’expertise, il faut doter les managers d’autres compétences managériales comme l’écoute, l’organisation, la reconnaissance et la valorisation des collaborateurs, l’appui au développement de carrière de chaque personne, la planification de la formation professionnelle, la définition d’une vision d’équipe et l’animation quotidienne de l’équipe. Ces compétences sont nécessaires pour bien gérer les soignants dans la durée, elles ne découlent pas de l’expertise médicale. Il y a une forte attente sur ce point particulier du management exprimée par les personnels par des verbatim symptomatiques comme : “le manager ne passe pas assez de temps avec nous”, “on n’est pas assez écoutées”, “on ne sait pas ce qui se passe autour de nous”, parfois “il y a un manque de respect”. La formation des managers de proximité est un chantier sur lequel nous sommes engagés chez ELSAN, il prendra certainement plusieurs années parce que nous avons plus de 1 000 managers de terrain et 25 000 collaborateurs largement répartis sur le territoire, mais nous sommes déterminés.

Nous lançons également une démarche de management visuel, participatif, qui s’inspire de ce qui se fait dans l’industrie, autour de thèmes fédérateurs comme la sécurité au travail, la satisfaction des patients, le traitement des irritants du quotidien, le fonctionnement de l’équipe. Ceci grâce à des “points 5 minutes” structurés et quotidiens. On organise ainsi un temps d’échange pour l’équipe tous les jours. Nous serons les premiers à le faire dans le secteur de la santé en France, alors que cela existe dans l’industrie depuis des années.

C’est une démarche que j’avais menée chez Michelin dans l’usine de Roanne que je dirigeais il y a plus de 15 ans, et qui a ensuite été reprise dans toutes les usines du groupe. Tout le personnel de l’usine avait été formé. Le pilotage et l’animation sont conduits en responsabilisation par les opérateurs à partir des problèmes du terrain. Cela a été une expérience extraordinaire.

 

Cela signifie-t-il que des ingénieurs peuvent être de bons directeurs de cliniques?

Plusieurs ingénieurs des Mines exercent chez ELSAN. Nous sommes une entreprise très dynamique, nous cherchons des talents de très haut niveau en particulier des ingénieurs. La directrice de l’innovation est X-Mines, plusieurs directeurs d’établissement sont des ingénieurs des Mines et d’autres écoles d’ingénieurs. C’est un secteur où les ingénieurs ont leur place et où ils peuvent beaucoup contribuer. C’est un secteur d’utilité sociale, porteur de sens pour une carrière.

Nous proposons beaucoup de sujets magnifiques pour des jeunes ingénieurs : pilotage de projets, management de premier niveau, direction d’établissement avec plusieurs centaines de salariés. Les cliniques sont des “petits business complexes”, avec leur P&L. Leur management constitue une expérience extrêmement riche avec les sujets médicaux, le service aux patients, le management, la gestion sociale, juridique, financière, et beaucoup de réglementations à assimiler. On peut intégrer le secteur par la voie technique, car nous avons beaucoup d’équipements, des robots, de l’imagerie, beaucoup de matériels de haute technologie. À l’exception du médical, toutes les voies sont possibles pour un ingénieur, y compris le contrôle de gestion, les méthodes, l’immobilier et les projets d’investissements associés. Nous avons également accueilli récemment des alternants de MINES ParisTech. La Direction Générale d’ELSAN compte trois ingénieurs parmi les cinq membres.

La santé est un secteur extrêmement porteur, présent sur les territoires, non délocalisable et innovant. C’est un secteur phare pour la recherche et une infrastructure stratégique pour la nation avec une part de dépenses correspondant à 12 % du PIB. Aucune autre “industrie” n’a aujourd’hui un poids équivalent dans l’économie du pays.

Le secteur a besoin de professionnels structurés, exigeants, à la fois visionnaires et pragmatiques: les caractéristiques des ingénieurs des Mines. Nous encourageons les jeunes diplômés des écoles des Mines à découvrir les opportunités du secteur qui est d’ailleurs très avancé en matière de diversité homme-femme.

 

Parlez-nous de vos challenges personnels? Comment  avez-vous géré votre intégration chez ELSAN, effectuant après Michelin une belle diagonale du monde de l’industrie produits au monde des services à la personne?

Le facteur clé de la réussite de mon arrivée à la tête d’ELSAN a été la qualité de l’équipe en place, équipe qui rassemble des personnalités extraordinaires. Bien évidemment j’ai beaucoup appris, j’apprends tous les jours, ce qui est normal et recommandé pour un dirigeant.

J’ai aussi le plaisir de redécouvrir, et souvent de découvrir, la France des territoires après un parcours international qui m’en a longtemps tenu éloigné.

Aujourd’hui je fréquente des médecins extraordinaires, passionnés par leur discipline, mais aussi des soignants qui ont une attention exceptionnelle pour les patients… Mon moteur personnel, c’est aller de l’avant, construire et transformer, tout en faisant de belles rencontres, souvent à l’origine de projets réussis.

Auteur

Ingénieur généraliste à vingt-deux ans, j'ai alterné les jobs de manager de petites et grandes équipes, en exploitation, ingénierie, systèmes d'information, marketing, vente, communication B2B, B2C as well. Ensuite directeur général de filiales dans différents métiers, j'ai eu la responsabilité d’en définir la stratégie dans des contextes de fort changement, puis d’en conduire la mise en œuvre jusqu’à atteindre les objectifs fixés.
Ma dernière fonction dans l’industrie m'a conduit à exercer un rôle clé pour l'ouverture réussie du marché du gaz naturel en France, en liaison étroite avec le régulateur de l'énergie ainsi qu'avec les acteurs européens du secteur de l'énergie.
Aujourd’hui bénévole et consultant, mon objectif est d'aider jeunes et actifs à s'accomplir dans leur vie professionnelle, future ou déjà engagée.
Cela se traduit notamment par des actions permanentes au sein de l’association Jobirl, qui met en relation jeunes scolaires et professionnels en activité, et au sein du groupement Intermines, qui fédère les diplômés des écoles des Mines, dont je suis le DGA carrières. Voir les 4 autres publications de l'auteur

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